[A] Le plaisir indescriptible d'une table en terrasse.

Il fait beau, il faisait chaud, le soleil brillait. Le centre-ville vivait. Les passants marchaient dans la rue. Ils étaient tous habillés de façon estivale, les tenues d'été étaient de rigueur par cette chaleur. Les gens sortaient leurs chiens, leurs enfants... Bref une nouvelle journée parfaite dans le petit monde parfait de Ténébris.

Raphaëlle profitait de son jour de congé pour travailler sur ses recherches personnelles. Elle arriva tant bien que mal à trouver une rare place de libre en terrasse. Elle se commanda une bonne bière et s'affala victorieuse sur sa chaise. Lorsqu'un serveur déposa sa consommation sur sa table elle sortit son paquet de cigarettes de son sac, sa tablette tactile et inspira une grande bouffée. Si elle aimait vraiment son travail, elle adorait aussi travailler sur ses projets personnels.

Elle leva les yeux et constata avec amusement que d'autres gens cherchaient des places libres. Il n'y en avait plus. Elle avait pris la dernière. Elle avait même étendue ses jambes sur la chaise en face de la sienne pour pas avoir à partager sa table. Elle tira une nouvelle fois sur sa cigarette et se concentra sur son travail...

« Pardonnez-moi? Mais cette place est-elle libre? » Entendit elle...

Raphaëlle se retourna pour voir qui osait la perturber pendant son travail. Elle leva un regard noir vers l'inconnue. Une "fifille" de bonne famille apparemment, du moins si on se fiait à sa tenue vestimentaire. Le genre de gamine bien élevée et pleine aux as. Elle hésita avant de l'envoyer balader. Elle aurait pu oui, sans se soucier de rien. Mais son regard se portât inconsciemment sur son sac, duquel dépassait un cahier avec le nom de famille de la jeune fille. Et si elle ne trompait pas, Lebanc était le nom d'un de ses supérieurs, qui n'était pas du genre tendre. S'il revenait à ses oreilles, qu'elle avait envoyé balader sur les roses la fille unique de son chef, elle ne donnait pas cher de son poste au sein de l'UDPH.

Elle hésitait vraiment et cela se voyait. Raphaëlle n'était pas connu pour être particulièrement sociable, avenante, aimable et délicate. Si elle savait faire preuve de douceur et d'écoute mais c'était bien là bien ses rares qualités. Elle soupira et à contrecœur, elle se redressa laissant la place occupée par ses jambes, disponible pour la nouvelle venue

« Hum je vous en prie Mademoiselle Leblanc... » lâche t-elle avec aigreur.

Helena se rendait bien compte du déchirement qui tiraillait la jeune femme. Il était évident que la présence d'Helena l'importunait mais qu'un minimum de tact lui interdisait d'envoyer celle-ci balader. Et juste au moment où Helena s'apprétait à laisser tomber et à s'en aller, elle entendit l'inconnue lancer à contrecoeur :

« Hum je vous en prie Mademoiselle Leblanc... »

Cette phrase sonnait tellement faux, le timbre de voix de l'inconnue reflètait une telle exaspération, qu' Helena ne se rendit pas tout de suite compte que la jeune femme avait prononcé son nom. Elle minauda un rapide « merci » avant de s'assoir avec précipitation sur la chaise vacante. Elle sortit silencieusement ses livres de sa sacoche et soudain, le déclic se fit.

* Comment cette inconnue connait-elle mon nom ? *

Soucieuse de ne pas déranger la jeune femme, Helena hésita longuement avant de lui parler. N'en pouvant plus, sa curiosité l'emporta et elle lui demanda :

« Pardon mademoiselle mais comment connaissez-vous mon nom ? »

Non contente de voler sa chaise pour ses jambes, de venir faire un squat honteux à sa table, de la déranger dans son travail, l'héritière Leblanc se révélait être une pipelette. Raphaëlle n'avait pas le choix... focifère quoi ! Elle leva les yeux au ciel. Elle ne prit pas la peine de croiser le regard de la jeune fille. Elle avala une gorgée de sa bière et pointa ensuite du menton sans un seul mot, le nom noté sur un des cahiers de l'étudiante. Puis, toujours sans un regard elle pointa du doigt vaguement son nom sur un badge de l'UDPH. Ainsi donc elle notifia qu'elle savait à qui elle avait à faire. La fille à papa... et donc la fille de son patron

Bref Raphaëlle était une interlocutrice, agréable, avenante et qui avait toujours un truc à dire...

La jeune inconnue venait de répondre, d'une manière assez désagréable certes, mais efficace à Helena laquelle sut derechef à qui elle avait affaire. Et cela ne la rassura pas, loin de là. Au contraire, elle sentit son sang se glacer, et les battements de son coeur accéler dangereusement. Des gouttes de sueur froide perlaient discrètement sur son front ; elle entreprit rapidement de les essuyer d'un geste vif de la main.

En effet, cette inconnue, répondant au nom de Raphaëlle Focifère, s'avérait être une scientifique à l'UDPH. En d'autres termes, son métier constituait à étudier les monstres, dans le but de mieux les exterminer. Or, un monstre, Helena en était bien un : un ange blanc. Et si Raphaëlle se rendait compte de la vraie nature d'Helena, celle-ci le payerait cher, ainsi que sa famille. Cette seule pensée suffit à la faire trembler, même les longues cicatrices bien marquées dans son dos commencèrent à la brûler.

Comment avait-elle pu être aussi stupide ? S'assoir à la même table qu'une parfaite inconnue, en ces temps troublés, alors qu'elle même était un ange blanc.

Amorçant un geste pour se lever, elle reposa ses fesses rapidement consciente qu'un départ précipité pourrait éveiller les soupçons de la jeune scientifique. De plus, celle-ci la regardait à présent d'une étrange façon, sûrement surprise par son désarroi soudain.
Helena décida alors que la meilleure solution serait de rester assise quelque temps, le plus discrètement possible. Elle ferait semblant d'être prise par ses devoirs.

Oui, elle n'avait pas le choix...

Et voilà que maintenant la fifille à papa remuait sur sa chaise. Elle leva la tête et la regarda en fronçant les sourcils. Elle semblait avoir la bougeotte. C'était bien sa veine, tiens ! Elle qui aspirait à la paix et la tranquillité elle était vraiment déconcentrée... Elle rabaissa les yeux sur son travail, mais très vite elle remarqua qu'elle ne pouvait plus s'y immerger. Elle posa donc sa tablette doucement sur la table, sortit son smartphone dernier cri pour envoyer un sms. Puis elle le posa à côté de son autre outil technologique. Ses deux fonds d'écran étaient très différents l'un de l'autre. Si, sur le premier le logo de l'UDPH était plus que visible, sur le second en revanche une image avec trois chats s'affichait.

Raphaëlle s'étira donc et but une belle rasade de sa bière. Elle fixa Helena qui se tenait en face d'elle pendant un long moment. Très long... Elle la dévisageait totalement.

« Ca se voit quand même! » finit elle par dire comme pour entamer une discussion...

(HJ le stress hein... mouhahaaa)

Et tandis que le regard de Raphaëlle se faisait de plus en plus pesant, cette dernière, tout en sirotant sa bière tranquillement, lâcha :

« Ca se voit quand même! »

Ca se voit quand même, ça se voit quand même, ça se voit quand même... Cette phrase se répercuta en échos aux oreilles d'Helena, laquelle afficha un visage stupéfait qu'elle garda caché derrière une barrière de cheveux blonds. Pétrifiée, elle n'osait pas tourner la tête vers cette inconnue qui, en quelques minutes, avaient réussi à la mettre dans un tel état. Des gouttes de sueurs perlaient à nouveau sur son front mais elle ne prit même pas la peine des les essuyer cette fois. Si cette scientifique de l'UDPH l'avait vraiment démasquée, les conséquences seraient fatales.

Que faire alors ? S'enfuire. L'idée était tentante. Quoique stupide en fait. S'enfuir maintenant serait pire que des aveux. Et avant qu'elle n'ait pu prévenir ses parents, on aurait débarqué chez elle et emmené ses parents vers elle ne savait où.

Il ne restait plus qu'une solution : espérer que l'affirmation de Raphaëlle ne soit qu'une simple phrase aléatoire et y répondre le plus naturellement possible. Ainsi, tourna-t-elle sa tête en affichant un sourire poli.

« Excusez-moi, mais je n'ai pas bien saisi ce que vous venez de dire. Qu'est-ce qui se voit quand même ? »

Et notez bien que, malgré toute l'angoisse que ressentait Helena en cet instant, elle conservait tout son tact et ses bonnes manières.

Raphaëlle l'observait toujours. Elle mit sa transpiration sur le compte de la chaleur. La gamine était polie et courtoise. Bref l'inverse d'elle. Elle avait toujours trouvé que la politesse était quelque chose de très surfait. Et elle ne manquait pas de le montrer.

« Ah votre avis... je sais qui vous êtes ! Qu'est ce qui peut donc se voir ? »

Raphaëlle leva les yeux au ciel pour montrer son exaspération. Elle était toujours très hautaine. Toutes ses manières snobs de la société elle les réprouvait... lui ressemblaient pourtant. Elle était juste plus intelligente que les autres... et eux étaient stupides à côté d'elle. Elle ne se gênait pas pour le montrer.

En entendant la phrase prononcée par la scientifique de l'UDPH, Helena amorça un geste vers son dos. Elle se mit instinctivement à tripoter la cicatrice laissée par ses ailes en se mordillant la lèvre inférieure. Que signifiait cette phrase ? Qu'avait découvert cette jeune femme ?

Helena avait toujours aussi peur, mais elle n'allait pas capituler maintenant. Elle gardait toujours l'espoir que Raphaëlle n'ait rien découvert.

*Cette phrase peut signifier pleins de choses. Elle a peut-être deviné qui est mon père, ou bien que je suis riche, ou bien que je suis une étudiante. Je ne dois pas tirer de conclusions hatives.*

Saisissant son courage à deux mains, Helena lança avec un ton de défi :

« Vous avec su qui je suis ? J'ai peur de ne pas bien comprendre. Je ne suis qu'une simple étudiante, il n'y a rien d'autre à savoir ou à comprendre ».

Entre temps, une serveuse lui avait gentiment proposé un menu et Helena, sans même y jeter un coup d'oeil, avait commandé une unique bouteille d'eau bien froide : bref, quelque chose de rafraichissant et qui ne nécessitait aucun temps de préparation. Elle avait hate de finir cette conversation et de partir.

Raphaëlle regardait Helena de façon toujours aussi intense. Puis elle ferma les yeux et secoua la tête comme agacée. Il fallait bien l'avouer la patience n'était surement pas la plus grande de toutes ses qualités. Elle regardait la jeune fille se trémousser sur sa chaise, mettre sa main dans le dos. Si elle ne comprenait pas sa gestuelle, elle ne se posait cependant pas de question sur son attitude. Lubie de riche... se dit elle.

« Voyons... ça se voit comme le nez au milieu de la figure que vous êtes la fille d'Icare Leblanc ! Il est mon patron... Enfin un de mes nombreux chefs... même s'il ne s'occupe pas de mon domaine de compétence. C'est un homme bien... enfin il parait ! Je ne m'occupe pas de catégoriser les gens dans des cases, "bien", "pas bien"... je ne fais que "mumuse" dans un labo, vêtue d'une blouse blanche! Si vous étudiez les sciences je pourrais vous aider! Ça me rappellerai quand j'allais à la Fac Claire-Obscure, la plus prétentieuse de Ténébris. Heureusement que j'étais boursière sinon je n'aurais jamais pus me payer mes études ! »

En vrai elle avait obtenu sa bourse de l'UDPH qui avait vraiment misé sur elle. Et celui qui l'avait poussé dans ses hautes études en réalité était le fameux Icare Leblanc en personne...

Quand la serveuse arriva pour servir la bouteille d'eau fraîche à son interlocutrice elle se commanda un café bien fort. Elle sortit son paquet de cigarette et s'en alluma à une

« Vous fumez ? »

En entendant la réponse de la jeune scientifique, Héléna ressentit un tel soulagement qu'elle éclata de rire. Se rendant compte de l'absurdité de ce qu'elle venait de faire, Héléna se ressaisit et s'empressa de répondre par la négative à son interlocutrice. Fumer, elle ? Jamais. Pour masquer son trouble, elle se lança dans une longue tirade :

« Oui Icare Leblanc est bien mon père. C'est vrai qu'il travaille à l'UDPH -Héléna essaie tant bien que mal de ne pas grimacer-. En fait, je ne poursuis pas des études dans le domaine scientifique mais plutôt littéraire. Je préfère ce domaine-là. Mais merci de votre proposition. Je ne doute pas que vous êtes l'une des meilleures, ils n'embochent que les meilleurs à l'UDPH -nouvel effort pour ne pas faire une moue sarcastique-. Dans tous les cas, je dirai à mon père que j'ai fait votre connaissance, il va être enchanté -loin de là-. »

Elle avait dit tout cela sans reprendre son souffle, d'une seule traite. N'empêche, le soulagement se voyait nettement sur son visage, sa posture était plus détendue.

Ces scientifiques n'étaient pas aussi intelligents que cela, finalement, se dit Héléna.

Raphaëlle regarda surprise la jeune femme en face d'elle qui éclatait de rire. Elle s'imaginait pas une seule instant qu'il pouvait s'agir de nervosité. Comment l'aurait elle deviné ? Le père de cette dernière était haut placé à l'UDPH, elle ne pouvait se douter qu'il en réalité était un traître à la cause! Elle cligna des yeux en se demandant pourquoi une telle crise de rire... bah les jeunes de nos jours faisaient vraiment n'importe quoi.

« Je ne pense pas que vote père sera particulièrement heureux de savoir que nous nous sommes rencontrées... je pense même que cela l'indiffère au plus haut point. Je ne suis qu'une technicienne de laboratoire pas une personnalité politique ! »

« Oh vous étudiez dans le domaine littéraire, quelle gâchis ! Je ne vois aucun débouché possible... mis à part prof peut être ? Secrétaire ? Oh non ce serait aussi du gâchis... en pire peut être que cela l'est déjà! Vous semblez intelligente pourtant ! Pourquoi donc saboter votre vie comme ça ? »

Elle tira une longue bouffée de sa cigarette et regardait la jeune femme en face d'elle.

Helena n'avait jamais rencontré une personne aussi pragmatique, aussi terre à terre, aussi ... scientifique, quoi ! Elle ne semblait s'émouvoir de rien. Elle respectait les règles, elle s'attachait étrangement à la hiérarchie imposée, elle ne semblait apprécier que la science bien exacte, bien concrète. Bref, le complet opposé d'Helena.

Helena se rendait bien compte qu'une telle personne ne trangresserait jamais les lois imposées par le gouvernement, et ce pour qui que ce soit. Et elle se rendait compte que la jeune scientifique ne pourrait jamais comprendre comment elle, Helena, pouvait se passionner en littérature, ou n'importe quel autre art.

Elle soupira donc et répondit :

« Je ne sais pas si vous pourriez comprendre, mais je ne fais pas de telles études pour gagner de l'argent ou me trouver un poste important, je le fais car c'est ma passion. En plus, il y a pas mal de débouchées. Professeur à la fac serait une bonne idée mais j'aimerais bien écrire un livre aussi. Bref, je me rend bien compte que je t'ennuie. »

Gênée, Helena se tut. Elle avait l'impression que tout ce qu'elle pourrait dire semblerait futile aux yeux d'une scientifique comme Raphaëlle. Elle but une gorgée d'eau pour mieux combler le silence.

Raphaëlle accusa le coup. Comment cette gamine pouvait seulement penser qu'elle faisait de la science pour l'argent ? Si cela avait été le cas, elle aurait choisi une autre voie, une industrie pharmaceutique et surement pas l'UDPH. Elle prit aussitôt une mine boudeuse et fermée. Que Helena passe du vouvoiement au tutoiement ne la dérangea pas outre mesure et elle-même décida de continuer sur ce ton.

« Mais comment peux penser seulement que je fais de la science pour de l'argent ?! Je fais de la science pour la science et pour rien d'autre ! Si j'avais voulu une carrière pour être riche tu te doutes bien que je ne serais pas fonctionnaire ! Je ne touche surement pas un cinquième du salaire de ton père! » elle parlait avec véhémence, passion et un brin de colère. Elle était même un peu vexée.

« Ecrire un livre... c'est un bon projet... mais je persiste à dire que perdre du temps à étudier la littérature est du gâchis. Mais comme tu l'as dit c'est ta passion. »

Elle haussa les épaules

« Moi ma famille n'a jamais vraiment approuvée mon choix scientifique. » dit elle comme si elle parlait d'une broutille.